Milhaud Olivier, 2009, Séparer et punir. Les prisons françaises : mise à distance et punition par l’espace,
Thèse de doctorat de géographie sous la direction de Guy Di Méo,
Bordeaux/Pessac, Université Bordeaux 3 Michel de Montaigne/Laboratoire ADES CNRS, 50 ill., biblio., 368 p.
Cette thèse propose une géographie des prisons françaises, en les replaçant au cœur du jeu de distances (de contacts et d’écarts) qui existent au sein de la société. Il s’agit de connaître les proximités que les prisons établissent entre les détenus et le reste de la société, entre le dedans et le dehors mais aussi entre les murs au sein même des établissements. Telle est la problématique de la thèse. Comment les prisons françaises tiennent-elles les détenus à l’écart de la société et cependant en son sein ? Le principe géographique de la prison ne serait-il pas, en effet, de trouver un régime de proximité adéquat – tenir à distance les criminels ou les délinquants (présumés ou condamnés), mais aussi réinsérer les détenus dans la vie de la cité ?
Il y a de quoi s’étonner de la négligence des géographes pour les prisons. Derrière la diversité des prisons françaises (maisons d’arrêt, centres de semi-liberté, centres de détention…) se cache toute une gestion spatiale des populations – retirer de l’espace public, isoler et enfermer dans un espace clos, mais aussi relier, réinsérer, maintenir les liens sociaux. L’incarcération pose une triple question géographique : s’agit-il d’une peine géographique, qui utilise l’espace pour punir (première partie) ? S’il faut à la fois éloigner et réinsérer les détenus, où installer les prisons – ce qui renvoie autant à la carte pénitentiaire nationale qu’à la place d’un établissement dans son territoire d’accueil (deuxième partie) ? Enfin, comment l’espace carcéral est-il aménagé et vécu par les détenus pour concilier isolement et contacts (troisième partie) ?
Mon hypothèse principale considère la prison comme un dispositif spatial contradictoire. Cette notion de dispositif, héritée de Michel Foucault (1977) et retravaillée par Michel Lussault (2007), a le mérite de ne pas réduire l’espace à une architecture, mais de le replacer au contraire dans tout un réseau hétérogène de discours et de matières, de règlements et d’outils. Plutôt que de se disperser dans toute l’hétérogénéité du dispositif carcéral, l’entrée spatiale sert de fil directeur pour saisir les contradictions de la prison. Parce que la prison cherche à dessiner un espace à la fois d’exclusion et de réinsertion, elle mêle distances et proximités, continuités et discontinuités. D’où l’hypothèse d’un dispositif spatial contradictoire. Les distances et les discontinuités traduisent l’exclusion, la relégation et la séparation à l’œuvre dans le dispositif spatial. Les proximités et les continuités au contraire maintiennent un lien entre l’intérieur et l’extérieur, ouvrent la prison sur son environnement, inscrivent la prison dans l’espace de la cité.
La démarche multi-scalaire de la thèse cherche à tester par étapes cette hypothèse d’un dispositif spatial contradictoire (qui joue des distances et des proximités, des continuités et des discontinuités) depuis l’échelle nationale de la carte pénitentiaire française jusqu’à l’échelle interne à l’enceinte pénitentiaire, en passant par l’échelle locale de l’insertion de la prison dans son territoire d’accueil. Croiser les approches et multiplier les points de vue (en termes de répartition nationale, de distances entre les détenus et leurs proches, d’implantations locales, de construit architectural et de vécu spatial entre les murs) permettent de saisir quel régime de proximités les prisons établissent entre inclusion et exclusion, depuis sa formulation à l’Administration centrale jusqu’au vécu du détenu dans sa cellule.
La première partie de la thèse revient sur les travaux de sciences sociales consacrés à la prison (chapitre 1). Ils aident à construire la prison (l’espace et la peine) comme un objet géographique, et introduisent au cadre conceptuel et méthodologique adopté dans ce travail (chapitre 2). Procéder à une lecture géographique de l’histoire de la prison permet de repérer au cours des siècles un recours progressif à l’espace pour punir, pour dissuader, pour amender, et surtout pour neutraliser. Cet enrichissement d’un cadre spatial par toutes sortes de fonctions révèle la plasticité de l’espace carcéral, sa dimension punitive, et aussi sa durabilité historique. Cette contextualisation historique de l’objet géographique – comment la prison est devenue avec le temps une peine spatialisée – invite à mesurer comment l’enrichissement fonctionnel de cet espace carcéral se traduit spatialement.
Les travaux de sciences sociales consacrés à la prison font justement ressortir trois dimensions spatiales : la structuration interne, les limites, et les localisations de cet objet géographique. En dépit d’usages de l’espace particulièrement différenciés, la structuration interne et le fonctionnement spatial concret d’une prison, avec sa multiplicité d’emplacements, de partitions spatiales, d’espaces convoités et disputés, sont largement méconnus. Pour gérer des populations captives, la prison multiplie les contraintes spatiales ; les détenus trouvent avec difficulté leur place dans un tel espace. D’où l’importance d’articuler dimensions matérielles et dimensions vécues du dispositif carcéral. La structuration interne donne certes l’impression d’une institution totale, mais les limites externes de la prison s’avèrent particulièrement poreuses à toutes sortes d’influences sociales. Il ne faudrait donc pas se cantonner à une analyse interne des lieux. D’où la pluralité des échelles d’analyse adoptée dans cette thèse. Enfin, l’étude des localisations des prisons sur le territoire national ou à l’échelle du quartier urbain s’avère utile pour interroger l’idée communément admise d’une mise à distance des populations incarcérées. D’où l’importance d’une étude géographique des localisations.
La prison apparaît ainsi comme un espace ambivalent et contradictoire : lieu clos aux murs poreux, procédés d’isolement et d’exclusion qui entendent paradoxalement réinsérer, institution totale mais décloisonnée, espace tenu à l’écart mais pas du tout hermétique aux influences sociales. D’où la définition de la prison comme un dispositif spatial contradictoire (chapitre 2). Comme dispositif, la prison se place à l’articulation d’un réseau d’éléments hétérogènes qui ne se réduisent pas à la matérialité des murs. Ce dispositif produit des effets de régulation certains du champ social et politique : la prison traduit une modification coercitive du peuplement, qui prive d’un espace plus large (retirer les détenus de l’espace de la liberté) et impose un espace clos et compartimenté. La spatialité contradictoire du dispositif carcéral – tenir les détenus à l’écart de la société et cependant en son sein – ne peut se comprendre que si l’on replace la prison dans tout un jeu de distances et de discontinuités : mise à distance des lieux d’incarcération, discontinuité entre l’intérieur et l’extérieur de la prison, mais aussi jeux de proximités et de continuités entre la prison et l’espace environnant, et au sein même de l’espace carcéral. Cette approche géographique du dispositif carcéral replace la prison dans une géographie de l’exclusion qui est donc aussi une géographie de l’inclusion : la prison apparaît comme une hétérotopie, un lieu en rupture avec l’espace environnant, mais cet antimonde discret et à l’écart est assurément relié au monde qui le produit (proximité aux tribunaux, visites des proches, activités de réinsertion…).
Cette thèse aborde les contradictions du dispositif spatial à diverses échelles géographiques (elle considère la prison à la fois comme un site à localiser et comme une aire à organiser), et selon des méthodes quantitatives et surtout qualitatives. Une première enquête – portant sur la carte pénitentiaire nationale – concerne l’ensemble des établissements français. Elle permet de cartographier les répartitions des établissements, de mesurer les distances et les proximités entre les prisons et les bassins de population (les principales aires urbaines étant aussi des nœuds de communication majeurs). Un travail sur archives et par entretiens interrogeait les éventuelles stratégies de relégation, actuelles ou héritées, poursuivies par ceux qui décident des implantations. Une deuxième enquête – portant sur les implantations et les proximités locales – a été faite de manière exhaustive (analyse des localisations des établissements français, au cœur ou en marge des communes d’accueil), mais aussi par entretiens à partir d’une dizaine d’études de cas. Il s’agissait d’évaluer les ouvertures de la prison sur son environnement et le vécu des proximités par les riverains (parloirs sauvages surtout), par les élus locaux et les entreprises locales, et par les détenus et leurs proches (croisement d’entretiens et de sources secondaires quantitatives et qualitatives). Les troisième et quatrième enquêtes portant sur la discontinuité du mur d’enceinte d’une part, et les discontinuités internes à l’espace carcéral d’autre part, croisaient des enquêtes au niveau national (entretiens et travail sur corpus documentaire auprès de l’Administration pénitentiaire centrale, de son agence de maîtrise d’ouvrage, et d’architectes de prison) et au niveau local. Des entretiens sur l’expérience de l’espace carcéral ont été menés dans cinq établissements de taille, d’architecture, de localisation, et de types variés. Une trentaine de détenus hommes et femmes, majeurs et condamnés, ont été interrogés essentiellement en maisons d’arrêt, à Agen, Bordeaux-Gradignan, Mulhouse, Meaux-Chauconin-Neufmontiers, et Villeneuve-lès-Maguelone près de Montpellier. Ainsi, les contradictions du dispositif carcéral sont étudiées à trois échelles (nationale, locale et interne) et selon quatre questionnements : relégation et proximité ; fermeture et porosité ; vécus individuels et organisation collective ; dimensions matérielles et dimensions vécues.
La deuxième partie considère essentiellement les sites pénitentiaires et le vécu de ces relégations. L’analyse de la carte pénitentiaire nationale (chapitre 3) montre que les détenus de France se concentrent au cœur des bassins démographiques et des réseaux de communication (villes têtes de la hiérarchie administrative, grandes aires urbaines…). Ils jouissent de localisations plutôt centrales si on compare à la dispersion de la population française. Trois aspects contribuent toutefois à des relégations : des départements comme Paris, la Seine-Saint-Denis et plusieurs départements ruraux sont nettement sous-équipés en places de détention ; des établissements pour peine jouissent de localisations bien moins centrales que les maisons d’arrêt ; des femmes détenues sont incarcérées dans les principales villes du pays, mais majoritairement hors de leur département d’origine.
Au niveau du choix des implantations des établissements, l’Administration pénitentiaire ne suit pas une stratégie délibérée ou historiquement prouvée de mise à distance de l’ensemble des détenus. Elle cherche la proximité des agglomérations et des réseaux de transport. Certes, la fin des prisons de proximité est indéniable historiquement. L’Administration ferme les établissements de centre-ville et privilégie les périphéries urbaines au foncier disponible et moins onéreux. Parce que les concurrences interterritoriales promeuvent les aires urbaines centrales et particulièrement leurs centres-villes, les prisons apparaissent alors comme des stigmates urbains occupant des espaces très convoités. Seules les fonctions nobles de la justice (le prononcé de la peine au palais de justice, mais pas son exécution dans les prisons) restent au cœur des villes. À l’échelle plus locale, les prisons tendent à être de plus en plus implantées à l’écart des agglomérations, comme si les proximités à l’échelle nationale étaient contrebalancées par des distanciations à l’échelle locale.
Le vécu de ces distances indique les difficultés à établir de réelles proximités (chapitre 4). Pour les détenus, les règles judiciaires et pénitentiaires dictent les placements ici ou là, et tendent à éloigner les catégories peu représentées : détenus femmes, mineurs, malades, étrangers. Les détenus sont loin d’être immobiles, puisque tout un « tourisme pénitentiaire » se développe. Cette expression tirée du jargon carcéral évoque trop peu le traumatisme des déménagements et l’existence d’une autre carte pénitentiaire, celle des conditions de détention très inégales et des activités offertes aux détenus mal réparties. De fait, le dispositif carcéral tend à déposséder les détenus de tout contrôle sur leur ancrage social et spatial. Côté familles, les localisations centrales des prisons de France n’impliquent pas une venue facile au parloir. Les proximités entre les détenus et leurs proches sont vécues sous le signe de la difficulté et de l’obstacle à la relation. Elles se mesurent moins en kilomètres qu’en temps, en fatigue, en coût, en contraintes d’organisation pour des familles pauvres et appauvries par l’emprisonnement, submergées par les contraintes de l’incarcération ou la révélation du crime de leur proche. Remarquons d’ailleurs que des trois technologies pour vaincre la distance (la mobilité, la coprésence, les télécommunications), l’Administration pénitentiaire semble surtout privilégier la première et négliger la dernière (d’où des téléphones portables entrés clandestinement). Avec le développement de l’urbanisation, les établissements pénitentiaires tendent à être rattrapés par la ville et entourés d’habitations. Cela ne permet pas de conclure que la continuité se fait entre la prison et son espace environnant. Faibles sont les interactions économiques entre le dedans et le proche voisinage professionnel. Dans l’espace résidentiel, les riverains réclament fortement une mise à distance lorsque la proximité se fait conflictuelle (nuisances sonores, trafics divers par-dessus le mur d’enceinte). Au final, il semble qu’il y ait une contradiction spatiale entre la proximité topographique généralement refusée par les riverains, et la proximité topologique (au tribunal, à l’hôpital, aux bassins démographiques) recherchée par l’Administration lors de l’implantation des nouvelles prisons. Par ailleurs, il est difficile de procéder à des typologies de communes quant à la façon dont se vivent localement les proximités avec un établissement pénitentiaire. Certaines communes rurales réclament des prisons au nom de l’impact économique, d’autres les rejettent au nom du caractère champêtre de leur paysage. La taille, la localisation et l’ancienneté de la prison ne semblent pas décisives non plus pour décider de proximités harmonieuses ou de mises à distance réclamées.
La troisième partie approfondit le jeu d’échelle et s’intéresse moins aux sites pénitentiaires qu’aux espaces architecturaux et vécus des prisons. L’architecture carcérale (chapitre 5) vise moins à surveiller et punir qu’à parquer et isoler : séparer les détenus de l’espace de la liberté et établir des conditions les plus sécuritaires possibles à l’intérieur des murs (éviter toute émeute et faciliter le travail des personnels). Dans de telles conditions, il est difficile d’imaginer le développement d’une vie sociale réelle, plutôt celui d’une hétérotopie sécuritaire, en rupture radicale avec l’espace de la liberté. L’isolement du site carcéral procède d’une succession de clôtures et de seuils spatiaux, qui permettent de régler les ouvertures (relatives) de l’établissement sur l’extérieur. Les porosités de l’intérieur et de l’extérieur sont contrôlées, et les circulations internes segmentées, organisées et limitées.
Le vécu de cet espace carcéral par les détenus (chapitre 6) est lui aussi placé sous le signe de la séparation. L’entrée en détention marque assurément un passage (la fouille à corps) et une transformation : le dépouillement d’une identité et l’apprentissage d’un nouvel espace. La discontinuité entre le dedans et le dehors correspond à toute une expérience sensible de privations, où l’espace joue un rôle essentiel de coercition. Entre les murs, la cellule ressemble à une prison au carré, ajoutant à l’incarcération le confinement en un lieu étroit et clos, difficile à s’approprier. Ceci se vérifie particulièrement pour les cellules collectives, qui établissent des proximités non choisies difficiles à vivre. Certes beaucoup de détenus vantent les cellules individuelles, moyen de se retirer quelque peu du monde carcéral, mais ce refuge relatif souvent les enferme.
Pour faire passer le temps (principal objectif du détenu), un usage habile de l’espace carcéral s’avère indispensable. Plutôt que d’alterner entre cellule et promenade comme les arrivants, les détenus qui bénéficient d’un travail ou d’une activité peuvent circuler en détention et accéder à des lieux moins marqués par le cadre carcéral : ateliers, salles de classe, bibliothèque, cuisines… Si le sport entre aussi dans ce type de lieux qui feraient presque oublier la détention (le stade, quand il existe, offre un grand espace en plein air), la promenade s’avère beaucoup plus ambivalente. Lieu à ciel ouvert et de sociabilité, elle est aussi lieu de trafics et de bagarre, souvent fui par les détenus âgés ou issus des classes moyennes. Le parloir, quoique lieu de rencontre avec l’extérieur, s’avère lui aussi un espace douloureux, plus carcéral finalement qu’une salle d’activités de la détention. Entre ces divers lieux, les mouvements sont relativement fluides pour des détenus habitués à attendre.
En conclusion, il est possible de parler de « la » prison comme principe géographique de séparation et de punition par l’espace, comme véritable gestion spatiale d’une marginalité sociale. La prison se présente d’ailleurs comme un dispositif de séparation plus que de mise à distance : elle coupe les détenus de leurs proches et les empêche de partager un espace commun entre les murs. Dans de telles conditions, les liens sociaux déjà ténus des personnes entrant en prison peuvent difficilement être rétablis dans un espace aussi partitionné, et souvent vécu comme « coupé du monde ».
Les contradictions scalaires et les jeux de distance et de discontinuité replacent le dispositif carcéral dans des spatialités difficiles à démêler entre hétérotopie et antimonde. Les logiques de l’hétérotopie, de la rupture avec l’espace environnant, existent assurément à propos de l’absence de proximités professionnelles et commerciales entre la prison et son voisinage. Mais elles ne se vérifient pas toujours, loin de là, pour ce qui est de l’espace résidentiel. Les interactions entre le voisinage et la prison existent de manière notable dans certains sites, particulièrement dans les sites urbains.
Pour ce qui est des logiques de l’antimonde, espace discret et à l’écart, elles ne se vérifient pas toujours si l’on pense au processus d’urbanisation qui rattrape lentement les prisons situées à distance de la ville lors de leur inauguration. Roger Brunet (1993) évoquait à propos de l’antimonde carcéral et asilaire des logiques urbaines et des logiques de rural profond, censées faciliter soit les visites soit l’oubli. Or l’Administration pénitentiaire cherche à concilier les deux logiques de visites et d’oubli/discrétion, ce qui mène à privilégier ni l’urbain ni le rural profond, mais le périurbain. Toutefois, parce que les prisons bénéficient de bien peu de légitimité pour rester au sein de quartiers centraux gentrifiés ou pour s’installer dans des périphéries cultivant l’entre-soi, c’est à grande échelle que le dispositif carcéral est générateur d’un antimonde, discret et à l’écart. Les prisons semblent condamnées à être relocalisées à une certaine distance du centre-ville, dans les périphéries où toute ressource et prétextes à investissement public sont les bienvenus, et à distance des habitations pour permettre une acceptation plus facile par la société locale. .
Pour comprendre le dispositif carcéral – et c’est ce que révèle le jeu d’échelles sur lequel est bâti le plan de cette thèse – il ne faut pas traiter uniquement des questions de localisation des sites pénitentiaires ou uniquement des questions portant sur l’espace architectural et vécu. Les deux questions des lieux et des aires font système. Il ne s’agit pas de reléguer les détenus dans des terres lointaines, mais bien de les tenir à l’écart de l’espace de la liberté (pensons à toute la réglementation sur les télécommunications) et de les priver – à l’intérieur – d’un monde commun et d’un espace à soi. En cela, l’incarcération fixe des populations dans des lieux clos après les avoir exclues de leur espace de vie, et elle les précipite dans un espace autre censé les réinsérer dans la cité. Comment parler de réinsertion des détenus avec un dispositif qui sépare les détenus du corps social et qui malmène les identités politique (exclusion de l’espace de la liberté), sexuelle (détentions non mixtes), conjugale (pas de relations intimes au parloir), corporelle (pas d’intimité), et sociale (esseulement et désaffiliation faute de monde commun véritable) ?
Les distances et les discontinuités n’opèrent pas de la même façon pour chaque détenu. Les enfermements sont relatifs, ils se font dans des espaces de taille inégale selon les détenus. Bien que chaque détenu dessine son espace-temps particulier, calqué sur ses autorisations d’accès – dans l’hétérotopie carcérale, il n’y a pas une mais plusieurs hétérochronies – et que les stratégies de distinction individuelle soient nombreuses, il est très difficile au détenu de trouver des supports identitaires dans un espace si contraint et si collectif. Certes, il ne faudrait pas dresser une géographie de l’exclusion qui ne prenne pas en compte les processus d’inclusion. Mais l’analyse de l’espace carcéral montre bien plutôt les difficiles proximités avec l’extérieur, l’impossibilité de faire société entre les murs, et un usage instrumental (sortir de la cellule et faire passer le temps) des lieux de réinsertion. Si la notion de dispositif spatial évite de tomber dans un pur déterminisme de la matière, force est de constater la faiblesse des marges de manœuvre laissées aux enfermés.
Cette thèse invite donc à repenser les géographies de l’exclusion plus en termes de discontinuités que de distances. Plutôt que d’interpréter la prison comme une politique spatiale de mise à distance, ne faudrait-il pas l’appréhender comme une politique de séparation dans la proximité ? Si le terme de discontinuité doit être préféré à celui de distance, c’est qu’il évoque moins la relégation que la rupture, moins l’éloignement que la barrière, donc moins une politique de rejet via les localisations qu’une politique de séparatisme spatial beaucoup plus décisive. L’existence même d’une peine spatiale – la prison – si puissante pour configurer l’identité des individus qu’elle enferme (la prison et ses prisonniers), dessine un véritable imaginaire géographique qui trace dans l’espace social un langage symbolique dichotomique. D’un côté les détenus, de l’autre les victimes ; d’un côté les coupables, de l’autre les innocents ; les murs qui les séparent semblent assurer des identités génériques aux individus ainsi partagés. Voici un langage spatial à part entière qui assigne des identités aux lieux et aux personnes qu’ils abritent. L’espace constitue un « outil sémique » (Chivallon, 2000, p. 301), capable de naturaliser des catégories intellectuelles en les spatialisant, c’est-à-dire en les rendant visibles. L’imaginaire géographique qui sous-tend le dispositif carcéral – celui de la séparation – utilise à plein cette puissance de l’espace : « donner pour naturels ou acquis les construits sociaux, (…) doter ces derniers d’une essence ou d’un en-soi capable d’être perçus comme hors de portée de l’action » (Chivallon, 2000, p. 306). Dès lors, comment créer un monde intersubjectif, dont le sens est partagé entre soi et l’autre, si toute coprésence est limitée par des proximités difficiles et des discontinuités tranchées ? Au final, cette géographie de la prison invite à questionner le poids de telles discontinuités autant matérielles que symboliques.
Brunet R., 1993, « Antimonde », in Les mots de la géographie. Dictionnaire critique, R. Brunet, R. Ferras, H. Théry, (éd.), Montpellier – Paris, RECLUS – La Documentation française, 520 p., pp. 35-38.
Chivallon C., 2000, « D’un espace appelant forcément les sciences sociales pour le comprendre », in Logiques de l’espace, esprit des lieux. Géographies à Cerisy, J. Lévy, M. Lussault, (éd.), Paris, Belin, 352 p., pp. 299-318.
Foucault M., 1977, « Le jeu de Michel Foucault », Dits et écrits 1976-1979, Paris, Gallimard, 836 p., pp. 298-329.
Lussault M., 2007, L’homme spatial. La construction sociale de l’espace humain, Paris, Le Seuil, 366 p.